Recherches financées (2013-2022) |

GDR - Les sociétés rurales européennes (SORE-GRHEC)

Programmes de recherches proposés pour la durée du groupement

I. Axes thématiques

Propriété, Responsable Gérard Béaur

La question de la propriété n’a jamais été éludée par les historiens. Sa répartition, sa transmission, sa circulation ont régulièrement été mis en avant, pour expliquer l’évolution économique ou pour traduire des rapports sociaux, aujourd’hui plus volontiers des stratégies sociales et familiales. Le droit de propriété, complexe sinon insaisissable, sous l’Ancien régime a fait l’objet de débats et la transmission des exploitations a été au cœur de la réflexion leplaysienne, tandis que les historiens du rural ont abondamment exploré la documentation pour exprimer les niveaux de richesse de la paysannerie ou pour apprécier son degré d’autonomie. Dans cette constellation de travaux, on notera que la priorité a été mise sur le statique plutôt que sur la dynamique, sauf pendant la révolution, mais on y reviendra, sur les systèmes de transmission intégrale, plutôt que sur les systèmes d’héritage égalitaire pourtant bien représentés en France. S’agissant des biens nationaux qui ont secrété une abondante littérature, il n’est pas inutile de rappeler que la synthèse qui puisse rendre compte de leur place dans la structure de la propriété est toute récente. Il n’est pas indifférent de noter non plus que les chercheurs français se sont placés délibérément dans l’hypothèse que ces adjudications ont été exceptionnelles, sans réaliser qu’elles se situaient dans un contexte et qu’elles n’avaient en outre rien d’inédit.

Partant de ces constats, l’axe de recherche qui est proposé au sein du GDR sur la thématique « propriété », vise à remettre cette série de points en perspective. Le marché foncier est dorénavant au premier plan des préoccupations des historiens et fleurissent quantité d’études plus ou moins monographiques sur cette thématique. Que la semaine de Prato se soit tenu sur cette question en 2003, témoigne assez de cet intérêt nouveau. Mais au point où nous en sommes arrivés il s’agit maintenant de confronter des expériences spécifiques pour essayer de comprendre les règles qui organisent le marché et pour mesurer les décalages régionaux qui sont à l’œuvre. La transmission et la reproduction sociale explorée efficacement depuis des décennies dans la lignée des travaux des anthropologues a négligé les mécanismes et les racines des systèmes égalitaires, qui couvrent pourtant une bonne partie de la France.  C’est leur compréhension en même temps que leur place sur l’échiquier européen qu’il s’agit de réaliser maintenant en marquant très précisément les conditions matérielles de reproduction dans un espace marqué à la fois par la transmission égalitaire des biens, le fermage et la mobilité infra-professionnelle à courte distance des exploitants agricoles. Enfin, les biens nationaux sont justiciables de comparaisons internationales à partir du moment où le problème des biens de mainmorte n’est recevable qu’au niveau européen.

Droits de propriété et marché de la terre, Coordination Gérard Béaur

Pendant longtemps, les historiens ont négligé de mettre en avant les blocages institutionnels pour expliquer les lenteurs ou l’absence de croissance entre le 13° et le 19° siècles. Les cheminements de la théorie économique ont inversé cette tendance. Dorénavant, les institutions figurent comme des facteurs décisifs pour expliquer le retard pris par certains pays, voire par certaines régions, et a contrario pour justifier la Révolution agricole survenu au cours des derniers siècles. Ainsi, Jean-Laurent Rosenthal, s’inspirant de la théorie des conventions, s’est-il efforcé de montrer dans The fruits of Revolution que l’exercice des droits de propriété entravaient les réformes nécessaires pour une mise en valeur efficiente du sol. En cela il rejoignait toute une tradition qui faisait du système de propriété un handicap insurmontable pour la croissance économique. Pour s’en tenir au cas français, des raisons institutionnelles ont été invoquées, à savoir la persistance du système féodal, pour rendre compte de la stagnation de l'économie et du retard pris sur l'Angleterre.

Pourtant, dans le même temps, d’autres recherches ont été conduites à relativiser le poids des institutions. Le déterminisme "institutionnaliste" a été accusé de ne pas réellement rendre compte de la diversité des évolutions constatées, tant entre les nations qu'entre les régions d'une même nation ou de l'ensemble des nations. Déjà plusieurs historiens anglais ont nié que l'openfield ait été une entrave à l'apparition des prairies artificielles et à leur développement et que les enclosures aient représenté un facteur décisif pour promouvoir la Révolution agricole outre-Manche. D’autres chercheurs récusent l’idée que les biens communaux aient été un obstacle à la croissance ou que leur présence ait en quoi que ce soit entravé le développement des prairies artificielles. Il semble donc nécessaire de réexaminer le rôle d’une institution centrale dans les argumentaires, le droit de propriété, et de son corollaire, la circulation de la terre à travers le marché, pour s’interroger sur les conditions du progrès de l’agriculture dans l’ensemble de l’Europe et sur l’émergence du capitalisme à la campagne.

Ce projet part d’un paradoxe. Le marché foncier a longtemps occupé une position ambiguë dans les argumentaires des historiens et des économistes consacrés à l’espace européen. D’une part, il était fréquemment invoqué comme un facteur ou un symptôme du développement économique mais il n’était que rarement étudiée en tant que tel, sauf de manière incantatoire, sans que s’expriment autre chose que des constructions théoriques ou des suppositions hardies. D’autre part, son essor est censé constituer un préalable à la croissance agricole et plus largement à la croissance économique ; mais, dans le même temps, la lutte pour la terre est l’instrument d’une stérilisation des capitaux par des entrepreneurs fourvoyés ou traîtreusement reconvertis en rentiers du sol, tandis que l’expropriation de la paysannerie se poursuivait inexorablement.

Par ailleurs, concurremment, le principe même d’une circulation de la terre à travers le marché reste controversé. Dans l’ensemble, il est plus ou moins tacitement admis que le marché foncier n’existe pas en tant que tel aussi longtemps que le droit de propriété n’est pas solidement établi (de manière absolue ou parfaite) et que la libre disposition des biens par leurs détenteurs n’est pas instaurée. La coloration anthropologique de certaines études a d’ailleurs parfois abouti à privilégier le caractère intra-familial du marché dans les sociétés préindustrielles, au point que les mutations intra-familiales finissent par phagocyter les échanges et que la circulation des terres avec fixation des prix… est sortie exsangue de l’aventure. Réciproquement, la destruction des obstacles institutionnels qui entravaient la libre circulation des biens-fonds et l’érection de la propriété en droit absolu étaient deux conditions absolument nécessaires afin que puissent se confronter une offre et une demande et que la fluidité du foncier soit assurée. De la même manière, l’attitude détachée des familles de plus en plus enclines à considérer la terre comme un bien comme un autre et à en faire un objet de transaction créait les conditions préalables à l’émergence d’un « vrai » marché foncier. Cette prise de position érigeait la Révolution libérale et la liquidation du féodalisme, aussi bien que l’affranchissement des contraintes idéologiques à l’égard de la terre, comme les agents tutélaires du marché de la terre, et donc, corrélativement, comme des points de passages obligés pour l’instauration du capitalisme à la campagne.

Dorénavant, ces hypothèses font l’objet de débats à mesure que se découvrent la complexité et la variété des situations rencontrées. Depuis quelques années, en effet, les mouvements de propriété sont pris au sérieux par de nombreux historiens qui ne se contentent plus de l’invoquer de manière incantatoire et de construire des hypothèses autour de la circulation de la terre mais qui se confrontent directement aux données enfouis dans les archives. Ils se tournent vers les corpus disponibles et mobilisent des contrats portant transferts de propriété à la campagne, pour saisir le sens et la portée des multiples opérations qui sanctionnent l’activité et l’engouement des acteurs pour la terre. En chaque circonstance, se révèle la multiplicité des contextes qui influencent les marchés et la complexité des enjeux qui rendent compte des orientations spécifiques prises par chacun d’eux. En chaque occasion, resurgit l’hétérogénéité du marché et sa segmentation en plusieurs sous-ensembles mus par des priorités et des déterminants spécifiques, au point qu’il apparaît plus prudent de parler de marchés fonciers que de marché foncier.

C’est de la diversité des expériences historiques qu’est née l’idée d’explorer les liens entre le droit de propriété, les marchés fonciers et la croissance économique. Il semble, en effet, que le temps soit venu de reconsidérer les hypothèses et les lieux communs qui tournent autour de la circulation de la terre et d’examiner de manière comparative au niveau européen les modalités et les options des transferts.

Ce sont ces évidences qu’il s’agit de réexaminer en explorant la variété des situations contextuelles à l’échelle européenne et en posant les questions suivantes :

Quelles formes pouvaient prendre les restrictions imposées à la fluidité du foncier : question du statut de la terre (libre ou servile, en fief, en roture ou en pleine propriété) et de la superposition des droits de propriété, dispositions coutumières et institutionnelles, dispositions successorales (droits de retrait, systèmes de majorat et de fideicommis,…) ?

Quelle était l’influence de certains facteurs : gel de certains domaines (biens nationaux, communaux), accaparement du sol par des catégories sociales qui exerçaient une action de rétention sur le sol, poids des coûts de transaction (lods et ventes…), absence de système d’information et quel rôle jouaient crises, événements politiques, mouvements sociaux… ?

Quels étaient les débats qui agitaient les politiques ou les économistes sur les moyens de faire circuler les propriétés et comment a évolué le degré d’ouverture des marchés à partir des réformes entreprises précisément pour desserrer les freins qui bloquaient la vente (Révolution et réformes libérales) ?

Quel est le lien entre le processus de libéralisation des échanges fonciers et le progrès économique pour savoir en quoi le développement du marché pouvait ou non encourager l’initiative, immobiliser/libérer des capitaux susceptibles d’être investis dans l’agriculture ou dans d’autres secteurs d’activité, ouvrir la voie ou non au progrès économique ?

Pour répondre à cette salve de questions, j’ai proposé une session au Congrès d’Helsinki organisé par l’Association Internationale d’Histoire Economique, en 2006 en collaboration avec Jean-Michel Chevet (Inra, France), Maria-Teresa Perez-Picazo (Université de Murcie, Espagne) et Phillipp Schofield (Université d’Aberswyth, Royaume-Uni). Une quarantaine de chercheurs issus d’une quinzaine de pays ont été pressentis, mais pour préparer cette importante rencontre, deux « workshops » préparatoires seront organisés à l’horizon 2005 et 2006, avec une vingtaine d’intervenants à chaque fois. Nous comptons ainsi développer une réflexion enfin argumentée sur le poids des institutions et sur le rôle du marché foncier dans l’histoire économique de l’Europe.

Biens nationaux, Les biens de mainmorte à travers l’histoire de l’Europe et de l’Amérique latine (XVIe-XIXe siècles), Coordination Bernard Bodinier

La vente des biens nationaux par la Révolution Française constitue sans doute le plus vaste mouvement de transfert foncier et immobilier qu’ait connu l’histoire de France, tant en capital qu’en importance sociale, psychologique et politique. La vente des propriétés de l’Eglise décidée par la nationalisation du 2 novembre 1789, bientôt suivie de celle de la Couronne, des institutions charitables… et des biens des émigrés constitue incontestablement un fait majeur de l’histoire de la Révolution, « l’événement le plus important de la Révolution », selon Georges Lecarpentier (La vente des biens ecclésiastiques pendant la Révolution Française, 1908, p. 4), qui ajoutait toutefois que cette aliénation partageait cette place avec la conquête de l’égalité civile et celle de la liberté politique. L’adjudication des biens nationaux a eu d’importantes conséquences, encore peu mesurées jusqu’à présent sur le marché foncier ordinaire, directement en le concurrençant, indirectement par les nombreuses reventes dont ils furent l’objet.

Le même processus a été engagé, du fait même de l’occupation par les armées révolutionnaires et impériales et des changements politiques induits, dans les territoires  qu’elles occupèrent : la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, la Suisse… Des études plus ou moins anciennes permettent de connaître à peu près la situation de chacun de ces pays qui mériteraient toutefois de faire l’objet d’une synthèse.

Mais ce vaste mouvement de nationalisation-vente, pour original qu’il soit et qui ne concerne pas que les biens de mainmorte, n’est pas la seule manifestation de la volonté de transfert de la propriété ecclésiastique à l’époque moderne et contemporaine. Périodiquement, les rois de France imposent à l’Eglise des sacrifices pécuniaires et la contraignent à vendre une partie de ses biens pour les satisfaire. L’époque des guerres de religion est également marquée par des confiscations et cessions de biens ecclésiastiques. Il conviendrait de faire le point sur ces faits mal connus et encore moins évalués quantitativement.

On ne saurait limiter cette étude à la France. D’abord parce que le phénomène de confiscation et redistribution des biens de mainmorte touche bien d’autres pays, notamment au moment de la Réforme. Henri VIII d’Angleterre supprime les monastères. Leurs biens, dont les revenus représentaient environ un quinzième de ceux du pays, sont vendus. La conversion au protestantisme de nombreux souverains allemands entraîne la confiscation des biens de l’Eglise. Le grand maître de l’ordre teutonique sécularise celui-ci…

L’Eglise catholique retrouve sa force et s’enrichit de nouveau dans les siècles suivants. Mais, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, elle fait l’objet d’une offensive contre les biens de mainmorte dans des Etats en proie à des difficultés financières. Cette attaque  accompagne la volonté de souverains de développer leur pouvoir. Le mouvement commence dans les Pays-Bas méridionaux en 1753 et se poursuit en Autriche, notamment sous le règne de Joseph II. Les Jésuites, successivement chassés du Portugal, de France, d’Espagne, d’Autriche… voient leurs biens confisqués. Le tsar de Russie Pierre III décide la confiscation des biens de l’Eglise orthodoxe, position que confirme Catherine II.

Tous les pays soumis à la domination française pendant la Révolution et l’Empire n’ont pas connu, faute de temps, de volonté politique (en Pologne, par exemple) ou en raison de difficultés (en Espagne), la nationalisation-vente des propriétés de mainmorte. Cependant, les attaques contre celles-ci se poursuivent. Le roi des Pays-Bas fait rechercher les « biens celés » (biens nationaux restant à vendre). Surtout, l’Espagne, qui avait échappé aux nationalisations, connaît à son tour la « desamortisation » dans les années 1830-1840. L’Amérique latine est bientôt touchée par un mouvement qui n’a finalement épargné guère de pays.

Les biens de mainmorte ont donc connu bien des vicissitudes au cours de la période s’étendant du XVIe au XIXe siècle mais leur histoire est fort méconnue dans la plupart des pays et il manque un essai de synthèse qui confronterait les différentes expériences et préciserait l’ampleur du phénomène, tout en évaluant les causes et la portée du phénomène. Tels sont les objectifs de réflexion et de travail qui est ici proposé. D’abord un inventaire bibliographique des études existantes, notamment en français. Ensuite, des travaux de recherche ciblés pour compléter l’information. Enfin un bilan synthétique.

Pour ce faire, il paraît souhaitable de réunir les chercheurs qui ont déjà abordé la question dans leur pays ou seraient à même de s’y intéresser. De façon non exhaustive, on fera appel à :

  • Espagne : Maria Teresa Perez-Picaso, Université de Murcie.

  • Amérique latine : Pablo Luna, Université Paris IV-Sorbonne.

  • Allemagne : Wolfgang Schieder.

  • Belgique : François Antoine, Université de Bruxelles.

  • Italie : Giuliana Biagioli, Università degli Studi di Pisa.

Éthiques et pratiques égalitaires. Circulations des biens meubles et des familles

au sein des espaces professionnels locaux, coordination Jacques Rémy.  

La reproduction sociale à l’intérieur d’un groupe donné n’est pas forcément liée à sa reproduction in situ. Pour le groupe socioprofessionnel des agriculteurs, il est implicite dans beaucoup de travaux que la reproduction se fait nécessairement sur place (héritage, alliance, succession) et au sein du groupe lui-même ou ne se fait pas, point de vue également partagé par les professionnels eux-mêmes jusqu’à une date toute récente. On connaissait bien sûr les exemples de migration professionnelles, par exemple des bretons vers d’autres régions, ou de belges vers la France (relayés aujourd’hui par les néerlandais). Cependant, les travaux qui s’attachaient à mettre en évidence la mobilité géographique infra régionale comme facteur de la reproduction intra-professionnelle, tels ceux de Martine Segalen, Georges Augustins, Tiphaine Barthélemy, Bernard Derouet méritent d’être prolongés.

L’éthique égalitaire et les pratiques qui la mettent en œuvre ne sont pas nécessairement des machines à hacher les héritages, des facteurs de morcellement infinis. Elles apportent au contraire des solutions pour assurer la paix civile et la reproduction des familles agricoles tout en suscitant de nombreuses candidatures au métier d’agriculteur au sein de la fratrie, base possible d’une reproduction sociale élargie. On se situe ici dans une logique de compétition, différente de la logique de pure reproduction patrimoniale propre à d’autres régions dans la même période (du second Empire à la fin de la quatrième République). C’est de ce fait aussi une logique d’intensification de la production, de diversification et d’innovation. C’est encore une logique d’échange de parcelles, de regroupement foncier et de rationalisation du parcellaire, de remembrement. C’est enfin une logique d’échange de services, d’entraide entre voisins, entre pairs, qui prendra dans la seconde moitié du vingtième siècle la forme de CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole), de GAEC (groupements d’agriculture en commun). Il y a là construction d’un espace public et d’un réseau d’institutions à explorer.

Quelles sont les conditions de l’insertion sociale des individus et des familles en mobilité ? Ce phénomène de mobilité intra professionnelle est peu étudié et de ce fait on connaît mal dans quelles conditions se font la reconnaissance par les voisins, les pairs, les concitoyens (intégration au sein des conseils municipaux), au sein des confessions religieuses, ou encore à l’école, pour les enfants de ces familles en mobilité. Or, cette mobilité est demeurée longtemps importante au sein des familles agricoles dans certaines régions de l’ouest, et elle n’a pas pu être sans influence sur la sociabilité comme sur les formes de la vie matérielle. A noter aussi le rôle essentiel des femmes dans la mobilité et dans la circulation comme dans la construction des solidarités entre pairs : les beaux-frères et belles-sœurs – époux et épouses de germains – constituent des éléments importants de la parentèle « utile » dans la construction de réseaux, professionnels aussi bien que politiques. Sur quelles sources historiques appuyer des recherches en ce sens, qui pourraient être confrontées avec des histoires de vie et de trajectoires sociales à recueillir rapidement ?

Ces questions demeurent tout à fait actuelles, mais en prenant des formes nouvelles : en particulier la reproduction professionnelle, en raison de la baisse importante de la fécondité des familles agricoles et, peut-être plus encore, de la baisse du désir de reprendre certaines exploitations jugées peu viables, est en crise récurrente. Les organisations professionnelles agricoles l’admettent et se sont résignées à tenter de susciter des vocations extérieures au milieu. On parle aujourd’hui non seulement d’installations hors cadre familial, qui recouvrent encore beaucoup d’installations d’enfants d’origine agricole ou proches des cédants, neveux ou petits-fils, mais aussi d’installations d’origine non agricole (travaux de thèse et de mémoire en cours sous ma direction). On a pu ainsi étudier (cf. les travaux d’Alice Barthez) les processus de « parrainage » et « d’adoption » de ces nouveaux entrants par les exploitants cédants. Au-delà de ces affiliations spontanées, on voit se mettre en place des mécanismes institutionnels d’accueil et de transmission progressive (pour pallier l’obstacle posé par le poids du foncier).

Il semble intéressant de se pencher sur la construction progressive de cet espace public au sein de l’univers professionnel agricole qui paraît s’appuyer sur une éthique et une culture anciennes du principe égalitaire (ce qui n’exclut ni les hiérarchies sociales, d’un groupe à l’autre, ni les différences économiques), en mettant en œuvre à la fois les outils de l’approche historique et ceux de la démarche sociologique et ethnographique. On a, dans les lignes qui précèdent, esquissé plusieurs objets et voies d’approche possibles, qui sont proposées au débat au sein du GDR et qui pourraient donner lieu à diverses recherches spécifiques.

L’exploitation au cœur des mécanismes de croissance, Responsables Annie Antoine et Jean-Michel Chevet

Majoritairement, l’historiographie fait de la France le pays de la petite exploitation, opposée à l’Angleterre où la grande exploitation règne sans partage et constitue le principal moteur de la croissance agricole et industrielle. N’a-t-on pas comparé le grand fermier anglais riche en capitaux et véritable entrepreneur au paysan français routinier, engoncé dans la tradition et, en quelque sorte, hostile à tout  progrès ? Il importe de revenir sur ces débats, d’abord pour les vider de leurs présupposés idéologiques ensuite afin de répondre aux préoccupations nées ces dernières années dans le champ de l’historiographie. En outre, parler de grande ou de petite exploitation, dans l’abstrait, sans élément de comparaison, revient à disserter du sexe des anges plus qu’à œuvrer utilement dans le champ de la recherche historique.

Dans une première approche, sans revenir sur la structure de l’exploitation et son évolution, il nous est apparu important d’aborder le problème par de nouvelles sources et sous de nouveaux angles. A cet effet, la mobilisation massive des comptabilités agricoles, très riches notamment pour les XVIIIe-XIXe siècles, semble une voie prometteuse pour la mise en œuvre de nouvelles problématiques. Cependant, leur recensement préalable s’avère indispensable, pour en faire, comme cela est possible en Angleterre, un usage raisonné. Ce n’est qu’après qu’elles seront exploitées dans trois directions qui nous semblent essentielles.

La spécialisation entre les divers types d’exploitation sera la première de ces voies. A-t-elle été l’une des raisons de la pérennisation de la petite exploitation ? En fonction de la plus ou moins grande proximité d’un centre de consommation, ne risque-t-on pas de découvrir que certaines petites exploitations se sont détournées de l’autoconsommation au profit de productions spéculatives ? Si tel était le cas, la nature de l’exploitation ne pourrait pas être incriminée dans le retard de la croissance.

La seconde voie proposée est l’élevage. Dans ses analyses sur la céréaliculture, l’historiographie a-t-elle partiellement occulté son rôle durant la croissance ? Certes, la part de l’élevage et de ses dérivés était limitée dans le produit brut sous l’Ancien Régime mais si on se réfère à sa place actuelle, on conçoit aisément que toute une série de mutations n’ont pas été prises en compte.    

Le troisième axe concernera l’emploi et la productivité de la terre et du travail. Le recours aux comptabilités permettra de remédier à la déficience des sources concernant l’emploi. Elles seules permettront de montrer s’il y a eu ou non une économie de l’emploi au cours des XVIIIe-XIXe siècles. On a beaucoup parlé de la complémentarité supposée entre la grande et la petite exploitation. On peut se demander, à l’inverse, s’il n’y a pas eu, pour l’emploi, domination de la grande exploitation sur la petite ? Enfin, les comptabilités permettront de répondre à la sempiternelle question, toujours débattue mais jamais démontrée, des économies d’échelle. En d’autres termes, pouvons-nous penser que la concentration des exploitations les a favorisées ?

Production, productivité du travail dans l’agriculture et croissance du 15° au 19° siècles, Coordination Jean-Michel Chevet

L’emploi et la productivité du travail en agriculture dans les sociétés occidentales sont fort mal connus. Pourtant, ils sont souvent au centre de leur croissance économique. Ce serait grâce à l’augmentation de la productivité du travail (la production ayant augmenté par la contrainte de la croissance démographique et l’emploi en agriculture ayant diminué) que cette croissance aurait été possible.

Cette conception s’est mise en place très tôt. En effet, gouvernants, administrateurs et économistes se sont préoccupés de la production agricole, les uns pour réguler l'approvisionnement des villes, les autres pour mesurer la puissance des Etats (mercantilistes), théoriser les modalités de la croissance (physiocrates) ou penser les rapports que le développement démographique entretenait avec la production (Malthus). L'historiographie contemporaine s'inscrit en partie dans cette tradition, soit en reprenant des théories déjà formalisées, malthusianisme ou néo-malthusianisme (cette tradition donna naissance aux célèbres enquêtes des dîmes), soit en s'inscrivant dans une vision mercantiliste remise au goût du jour (à savoir la constitution de comptes nationaux rétrospectifs), soit encore en  essayant de mesurer et d'expliquer la croissance. La théorie marxiste y participe aussi avec la théorie de l’éviction des travailleurs directs, comme y participent les explications, issues de ces courants, des historiens contemporains P. Bairoch et R. Allen, pour qui la formation d’une classe industrielle dépend de la réduction de l’emploi au cours de la croissance.

Ces explications ne sont-elles pas réductrices, n’entrent-elles pas en contradiction avec la réalité ? Contrairement à ce que dit la pensée dominante, les nouvelles cultures n’ont-elles pas exigé un surcroît de main-d’œuvre comme certains ont tenté de le faire valoir ? Comment cette réduction de l’emploi est-elle possible alors que la mécanisation de l’agriculture ne se mettra massivement en place que dans le dernier tiers du XIXe siècle ? Pourquoi ne pas penser que la croissance démographique peut être, quasiment à elle seule, la pourvoyeuse de la main-d’œuvre industrielle ? Voilà autant de questions qui nous encouragent à rouvrir ce dossier à l’aide d’une documentation plus en rapport avec la réalité que l’on entend appréhender et sous des angles nouveaux.

Changer d'échelle d'analyse.

La tradition historiographique, d'inspiration malthusienne ou "rostowienne" s'est essentiellement intéressée à la productivité du sol et, à partir de cette orientation prioritaire, presque exclusivement à la mesure d'une seule des composantes de la production, les céréales. En retenant le blé, elle a essayé de fournir une mesure de l'évolution du volume de sa production globale et de son rendement à la semence ou à l'unité de surface. On dira que ce double choix était amplement justifié par une évidence : au Moyen Age comme aux Temps Modernes, les céréales constituent l'élément de base de la consommation des populations, et par une difficulté : il n'est pas simple d'appréhender d'autres formes de productivité, celle du travail en particulier, en raison des biais introduits par le sous-emploi chronique des campagnes et par l'attraction exercée par l'industrie rurale. Il est clair également que les indicateurs issus de ces multiples tentatives étaient fondamentalement les outils d'une problématique population/subsistances ou d'une interrogation sur le calendrier d'un hypothétique "take-off", et cela justifie parfaitement les options retenues, au moins implicitement. Aujourd'hui, même si ces indices restent à notre sens pertinents, il nous semble qu'il faut aller en amont et en aval de ces orientations, pour examiner à nouveaux frais l'histoire de la productivité agricole.

Changer d’échelle d’analyse mettra en concurrence les quatre hypothèses qui hantent l'historiographie en essayant de voir si elles sont contradictoires ou si elles correspondent à des réalités régionales contrastées. En effet, la période qui prend naissance au Moyen Age et s’étend jusqu'au XIXe siècle est-elle plutôt caractérisée par ce qu'on appelle aujourd’hui de plus en plus un « long développement » ? Les campagnes ont-elles connu un immobilisme de la production et des rendements ? Ou bien une croissance survenue au Haut Moyen Age a-t-elle été suivie d'un véritable immobilisme jusqu'au milieu du XIXe siècle ? Quel rôle est dévolu au XVIIIe siècle dans le mouvement ainsi présenté ?

Mobiliser de nouvelles sources, recourir à de nouvelles méthodes.

Bien que repérés depuis longtemps, les livres de comptes légués par les communautés religieuses, les grandes familles de propriétaires ou leurs fermiers, n'ont pas ou peu été exploités d'une manière systématique. Or, le traitement de ce matériel dont le volume est loin d'être insignifiant devrait permettre de mieux appréhender le mouvement de la production et ceux de l’emploi et de la productivité du travail. En effet, au sein de cette documentation de qualité et de précision variables, on peut néanmoins espérer détecter les innovations culturales, les processus de spécialisation et d'intensification et les paramètres nécessaires pour évaluer la quantité de travail investie dans le cycle productif. L'utilisation de telles sources implique l'adoption de nouvelles méthodes d'investigation et l'élaboration de nouveaux indicateurs ou tout autre instrument susceptible d'approcher la productivité dans des termes neutres par rapport aux conditions du marché.

Explorer de nouvelles aires dans la longue durée.

L'hypothèse hardiment avancée selon laquelle il existerait un espace privilégié qui serait l'épicentre du progrès, voire de la Révolution agricole, ne vaut que si elle est soutenue par une démarche comparative. Loin de réserver l'analyse à certains types d'agriculture promus à la fonction de hérauts du changement agricole, on partira de l'option inverse, à savoir une authentique démarche historique détachée de tout nationalisme étroit ou de tout chauvinisme désuet destinée à percevoir les dynamiques à l’œuvre et à identifier des pôles de croissance inscrits dans des contextes favorables à l'innovation et aux expériences, à exhiber les contraintes et les freins d'ordre social ou géographique qui ont pu contrarier voire annihiler les efforts accomplis, à révéler comment les sociétés humaines ont pu intégrer ces handicaps pour mieux les dépasser. Une exploration aussi large sur le plan chronologique ne peut être efficace que dans la longue durée, puisque chaque espace est doté d'une temporalité singulière marquée par des retards et des avancées chronologiquement décalés, au rythme des impulsions communiquées par l'Histoire.

Il convient donc de remonter aussi loin que l'on pourra pour définir des "séquences" cohérentes et ne pas succomber de nouveau à l'illusion qu'il existe une période différente des autres, d'autant plus révolutionnaire que l'on ignorerait délibérément les autres époques et les autres espaces. Les principes qui guident ce réexamen des facteurs, des rythmes, des modalités du changement dans le secteur productif agricole doivent permettre de mesurer les enjeux économiques et sociaux qui entourent la croissance agricole, de revenir sur les pièges théoriques et les difficultés pratiques qui risquent à tout instant de conduire vers des conclusions erronées, enfin de redéfinir les termes dans lesquels se pose désormais la question des modèles de développement pour les périodes moderne et contemporaine.

L’accent sera donc délibérément mis sur une démarche comparative, en partant du principe que les monographies sont indispensables pour pouvoir procéder aux changements d'échelle qui rendent les systèmes de production compréhensibles. Elle privilégiera les comparaisons régionales au détriment des nationales moins homogènes et ne répondant pas à notre objet. Cela permettra sans doute de retrouver une pluralité de modèles de développement ou de conjonctures longues et de mettre en avant dans chaque cas la fonction de différentes variables considérées comme opérantes, à savoir : le système cultural, le régime foncier, le système d'exploitation, le rôle de la ville, celui des institutions, le poids des conditions démographiques, celui des conditions agro-climatiques, des conditions technologiques, le rôle de l'investissement, la spécificité des conditions de l’emploi (la liste n'est pas limitative), et toutes les transformations qui peuvent les affecter.

Modalité.

Pendant longtemps les séries de données "macro" ont été privilégiées. Nous proposons de faire varier le niveau d'analyse et de tenter une approche au niveau "micro". En effet, quels que soient leurs mérites, les données "macro" présentent bien des inconvénients. On sait qu'elles sont difficiles à trouver et encore plus difficiles à mettre en œuvre. Mais, surtout, elles masquent des cas de figure fondamentalement différents et agrègent dans des moyennes abstraites des modalités irréductibles. Pour bien comprendre les phénomènes, il est donc nécessaire de les scruter "au ras du sol" et de basculer vers une observation "micro", c'est-à-dire au niveau de l'exploitation. Nous proposons donc d'effectuer, à partir des comptabilités d'exploitations (en faire-valoir direct ou indirect : fermes, métairies), une série de mesures sur les toutes les formes de productivité qu'il est possible d'appréhender. Des informations pourront être glanées, notamment dans les inventaires après décès, pour pallier d'éventuelles déficiences de la documentation. A partir de ces sources, il sera possible de construire des indices qui porteront sur l'ensemble des productions et sur l'emploi, ce qui permettra d'appréhender la productivité apparente du travail.

On s’efforcera de retrouver à l’échelle européenne les moteurs de la croissance, les facteurs de stagnation, voire de régression, l'origine des décalages observés. La réflexion, engagée avec de nombreux partenaires britanniques, espagnols, …avec lesquels nous avons déjà commencé à travailler mettra délibérément l'accent sur une démarche comparative, en partant du principe que les monographies sont indispensables pour pouvoir procéder aux changements d'échelle et ainsi rendre les systèmes de production compréhensibles. Les principes qui guident ce réexamen des facteurs, des rythmes, des modalités du changement dans le secteur productif agricole doivent permettre de mesurer les enjeux économiques et sociaux qui entourent la croissance agricole, de revenir sur les pièges théoriques et les difficultés pratiques qui risquent à tout instant de conduire vers des impasses, enfin de redéfinir les termes dans lesquels se posent désormais la question des modèles de développement pour les périodes moderne et contemporaine.

Spécialisations, Coordination Annie Antoine

1- La question de la spécialisation agricole

Ce projet de recherche s’appuie sur l’hypothèse de départ (qu’il s’agira de valider ou d’infirmer) que les systèmes économiques agricoles anciens ne sont pas nécessairement rétifs à toute forme de spécialisation agricole. Le terme de « système agricole ancien » est utilisé ici pour son caractère très vague, compte tenu de la variabilité des dates où s’est faite, localement, la modernisation agricole du XXe siècle. La période chronologique couverte s’étend de l’époque moderne à la révolution agricole du XXe siècle. Les comptabilités des XVIe et XVIIe siècles, s’il s’en présente seront les bienvenues, mais il est probable que l’Ancien Régime sera largement représenté par le XVIIIe siècle. Quant à la date de fin d’observation, elle pourra être localement variable et se situer entre le début et le milieu du XXe siècle. Ce qu’il est question de mettre en lumière et de définir, c’est la spécialisation des systèmes agricoles pendant toute la période où on a coutume de les qualifier, avec plus ou moins de nuances, d’agriculture vivrière.

Le premier niveau de cette spécialisation est facile à appréhender : on pourra identifier  facilement les régions de céréaliculture (avec vente sur des marchés extérieurs, le cas le plus évident étant l’approvisionnement d’une ville), celles de viticulture, ou bien celles qui produisent - au XIXe siècle surtout - des plantes industrielles ou de l’herbe pour nourrir des animaux. Mais c’est surtout sur le lien entre polyculture vivrière et spécialisation que portera l’étude. Ces deux termes semblent a priori antithétiques, au moins dans les économies contemporaines. Un des buts de ce travail est de montrer que les économies rurales anciennes fonctionnent à partir de ces deux notions, incluant l’une et l’autre dans des proportions variées. Le principe de base de l’exploitation agricole ancienne est de nourrir l’agriculteur et sa famille, d’où un certain nombre de productions inévitables, au premier rang desquelles les céréales. Mais au-delà de cela, les choix sont multiples, imposés par le milieu, le marché, la routine, la taille de l’exploitation, le matériel utilisé, les formes de contrats agraires, etc. L’étude des comptabilités agricoles devrait permettre de faire apparaître ces micro-spécialisations qui ne sont absolument pas incompatibles avec une production vivrière de céréales.

Cette question de la spécialisation agricole des économies anciennes touche à plusieurs questions théoriques relatives à l’économie paysanne

- celle de l’opposition entre petite et grande culture. Cette opposition nous a été léguée par les physiocrates et elle a été ensuite largement utilisée par les historiens ; les uns et les autres se sont toujours montrés très critiques vis à vis des régions dites de petite culture, régions de polyculture trop rapidement caractérisée de vivrière, ramenées au rang de régions autarciques peu capables d’innovation ;

  • celle de la pénétration de l’argent dans les campagnes : la spécialisation s’accompagne en effet de la vente et entraîne nécessairement la circulation de l’argent. Le fait est important même s’il porte sur des sommes modestes car il fait le lien entre le marché et la production paysanne ;

  • celle de l’économie paysanne et plus largement de la pensée économique des paysans, la spécialisation agricole ne pouvant se faire sans être au préalable pensée et souhaitée par les agriculteurs.

Une seconde fenêtre sur cette question sera ouverte à partir de l’Espagne par Maria Théresa Perez Picazo (université de Murcie). Dans un premier temps seront concernées les provinces de Murcia, Albacete, Almerĺa et Alicante, c’est à die le Sudeste subaride de la Péninsule Ibérique. Dans un second temps, d’autres régions d’Espagne pourront être associées à ce projet.

2- Principes d’étude des comptabilités

Selon la manière dont elle est présentée, une comptabilité d'exploitation agricole peut fournir plus ou moins d'informations sur le fonctionnement et la gestion de l'exploitation, sur les rapports entre le propriétaire et l’exploitant. C'est toujours un document brut, non stéréotypé, et qui ne devient significatif qu'au prix de calculs très nombreux 1.

Comment était conçue une comptabilité agricole au XVIIIe siècle ? B. Garnier et R. Hubsher opposent au simple compte recettes-dépenses le bilan-comptable qui « permet d'apprécier les résultats de l'entreprise à un moment déterminé de l'année et fait apparaître de la façon la plus satisfaisante la santé de cette entreprise car il cumule pour un exercice donné les résultats antérieurs ». Si le second est de loin le plus souhaitable il est, selon ces auteurs, « rarement réalisable » pour les périodes anciennes car on ne dispose, ni à l'actif ni au passif, de la totalité des capitaux circulants dans l'entreprise agricole (B. Garnier et R. Hubsher, « Recherches sur une présentation quantifiées des revenus agricoles », Histoire, Économie, Société, 3e trimestre 1984, p. 427-455.). Il faut bien reconnaître en effet que, mesurées à l'aune des économistes et des statisticiens contemporains, les comptabilités tenues par les propriétaires ou les fermiers du XVIIIe siècle apparaissent des plus frustes et se rapprochent beaucoup plus du compte recettes-dépenses que du bilan financier. Comme les physiocrates dans la seconde moitié du siècle (J.C. Perrot, « La comptabilité des entreprises agricoles dans l'économie physiocratique », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, mai-juin 1978, p. 559-579.), les propriétaires envisagent la question de la comptabilité agricole à partir d'un seul poste d'observation : celui de la création et de la circulation des richesses produites sur les exploitations. Pour les uns comme pour les autres, il s'agit de faire apparaître la production d'un surplus de biens susceptibles d'alimenter le circuit monétaire qu'il soit national pour les physiocrates ou individuel pour les propriétaires et fermiers. Les uns et les autres cherchent à connaître la part de richesses créées par l'entreprise agricole et qui ne sont pas consommées par l'exploitant, et non à analyser le fonctionnement interne de cette entreprise.

Il n'y a pas en général dans ces comptabilités les informations qui seraient nécessaires pour travailler sur le capital fixe immobilisé (prix des terres ou des bâtiments, coût de la mise en valeur lorsqu'il faut défricher de nouvelles terres, financement des réparations faites aux bâtiments…). À moins de multiplier les hypothèses - et souvent les erreurs - on ne peut utiliser ces comptabilités pour présenter le bilan comptable des entreprises agricoles et leur fonctionnement économique : rendements par rapport à la quantité d'espace emblavé ou de semences utilisées, amortissement du cheptel mort, immobilisation et rotation du capital investi dans le bétail…Ces calculs permettraient de comparer une entreprise agricole du XVIIIe siècle avec une entreprise contemporaine. Est-ce vraiment nécessaire ?

Renonçant donc à établir un « modèle comptable » qui faciliterait pourtant les comparaisons avec d'autres régions, c'est plus près du document brut que nous travaillerons, sur le « revenu perçu » et aussi sur la manière dont il est perçu. La méthode d’exploitation des comptabilités consistera à prendre en compte toutes les données qu’elles fournissent et à les utiliser de manière à reconstituer l’activité de l’exploitation mais aussi celle de l’exploitant et celle du propriétaire. Il s’agira de voir comment est gérée une exploitation agricole, quels choix y sont faits (par le propriétaire et par l’exploitant) et quels revenus en sont retirés. Plusieurs types d’informations sont en effet susceptibles d’être présents dans les comptabilités agricoles :

- des informations d’ordre statistique : données sur les productions, sur les semences et le coût de la préparation de la terre, sur le coût du travail, les salaires, la rente (montant des fermages). Ces données qui concernent également le volet « productivité » de cette enquête ne sont pas dénuées de sens pour le volet « spécialisation ».

- des informations d’ordre techniques qui sont du plus grand intérêt pour la question des spécialisations : techniques de culture, outillage, système d’irrigation ou de drainage, modes de fertilisation…

  • des informations d’ordre juridique : modes de gestion, types de contrats

  • des informations d’ordre social : typologie des propriétaires et des exploitants, rapports propriétaires/exploitants…

Toutes les données seront enregistrées, même celles qui ne peuvent donner lieu à des études quantitatives ou qui reposent sur de trop petits chiffres pour donner raisonnablement lieu à la moindre généralisation.

Plutôt que de tordre les comptabilités pour les forcer à répondre à des questions face auxquelles la plupart s’avéreront bien imparfaites, la méthode consistera à les interroger en fonction de leur logique interne de manière à en recueillir tous les indices même les plus ténus. Soit l’étude d’une comptabilité incluant des ventes d’animaux : au lieu de s’en tenir à un simple bilan qui nous donnera le solde des activités portant sur l’élevage, les transactions seront étudiées en détail (si bien sûr cela est possible). Les dates des transactions et la valeur de chacune d’elle seront prises en compte afin d’identifier de fausses ventes qui ne sont que des échanges d’animaux. Une telle approche, pour des comptabilités du Maine au XVIIIe siècle, a permis de faire apparaître des comportements particuliers des éleveurs et à mettre en lumière des stratégies de profit là où les sources classiques de l’histoire  rurale nous portaient traditionnellement à identifier un élevage par défaut, celui des pays qui ne sont pas aptes à produire des céréales.

Beaucoup d’autres stratégies pourraient être développées. Le but de ce travail sur les comptabilités sera de les faire apparaître, dans tous les secteurs où elles existent (élevage, cultures industrielles, viticulture…).

3- Réalisation matérielle du travail

Les sources de cette étude seront fournies par l’enquête sur les comptabilités rurales (cf. exposé des modalités et des buts de cette enquête). Le but est d’obtenir un nombre suffisant de comptabilités assez variées pour illustrer notre propos. Il semble peu réaliste de souhaiter réaliser un inventaire de toutes les comptabilités existantes, d’autant que beaucoup d’entre elles sont dans des fonds de famille qui, même lorsqu’ils ont été déposés dans des archives publiques, n’ont pas toujours fait l’objet d’inventaires et ne sont donc pas signalées, et que d’autres sont évidemment dans des fonds privés auxquels nous n’aurons pas accès et dont nous ne connaîtrons même pas l’existence.

Rencontres entre les membres du groupe et diffusion des résultats :

Une première réunion de travail pourra se tenir dès l’automne pour présenter entre nous nos méthodes d’étude des comptabilités et les confronter. Chacun d’entre nous a déjà dans le cadre de travaux antérieurs travaillé sur des comptabilités agricoles avec des objectifs et donc des méthodes différentes. Cette réunion nous permettra de comparer à la fois nos méthodes de travail, nos objectifs mais aussi nos sources. Les comptabilités ne sont en effet pas des documents stéréotypés et il est essentiel d’en lire plusieurs de nature différente pour avoir une vue d’ensemble de ce que l’on peut en attendre.

Ensuite, une ou deux réunions annuelles seront nécessaires pour faire le point sur l’avancée des travaux de chacun (collecte et exploitation).

Un colloque sera organisé au cours des deux premières années du contrat pour explorer au mieux les aspects méthodologiques de la question. L’appel à communication sera fait en France et en Espagne, mais aussi en Angleterre où ce type de document a été plus anciennement et plus largement utilisé. Les actes de cette rencontre donneront probablement lieu à publication.

Pour la France, comme pour l’Espagne, les études détaillées de certaines des comptabilités recensées seront publiées (ouvrage collectif ou articles dans des revues d’histoire ou d’économie).

L’objectif à moyen terme est de réaliser, en France, un ouvrage sur les spécialisations agricoles de la France des XVIIIe et XIXe siècles. Compte tenu de la chance que nous aurons dans la collecte des documents et de l’avancée des travaux d’analyse de ces documents, il sera terminé ou simplement en cours à la fin de ce contrat.

Elevage, Coordination Annie Antoine et Bernard Garnier

La question de l’élevage dans les économies anciennes a longtemps été négligée. Tel n’est plus le cas maintenant : après des études partielles, il semble même que l’on soit arrivé au temps des synthèses. Les physiocrates nous avaient légué le cercle vicieux de la jachère et son corollaire : un élevage chétif dont la seule justification était le travail et la fourniture d’engrais. Ces idées on fait long feu et il n’est pas sûr qu’elles ne continuent pas encore à sévir au moins dans certains ouvrages généraux. Leur réussite tient au fait que les openfilelds céréaliers ont d’abord été étudiés et que ce discours s’y appliquait particulièrement bien. Mais actuellement, même les travaux sur ces pays de grain font une place importante à l’élevage.

Pour les pays dans lesquelles les céréales ne sont pas toute l’agriculture, la manière d’envisager la question de l’élevage a aussi considérablement évolué, qu’il s’agisse des chevaux ou des bovins. Le caractère spéculatif de l’élevage a pu être mis en lumière même pour des régions pauvres ou de petite culture. On sait maintenant que la question de l’élevage ne peut être abordée comme celle d’une activité par défaut, celle des campagnes où les paysans regarderaient l’herbe pousser faute de pouvoir tirer du sol des grains de bonne qualité.

Les recherches entreprises sur l’élevage dans le cadre de ce GDR seront orientées à la fois vers certaines thématiques et vers certaines sources de préférence à d’autres. Par exemple, aux traités théoriques destinés à la conduite des troupeaux seront préférées les informations issues de sources plus proches de la pratique, même s’il est probable qu’elles ne puissent pas toujours être généralisées. En général, toutes les questions de nature quantitative seront au centre de nos préoccupations.

Ce travail s’articule en partie sur d’autres actions programmées dans le cadre de ce GDR. L’enquête sur les comptabilités agricoles fournira la matière première nécessaire à une étude de détail tandis que les enquêtes agricoles donneront les cadres généraux qui manquent encore pour certains secteurs et certaines régions.

Plusieurs questions d’ordre général seront reprises dans ce travail :

  • 1- celle de l’importance numérique des animaux

  • 2- celle du nombre et de la valeur des animaux vendus et consommés

  • 3- celle de la distribution régionale des différents élevages

Mais c’est surtout à partir d’interrogations de micro-histoire économique que nous espérons faire progresser notre connaissance de l’élevage dans les sociétés rurales anciennes. La dernière question, celle de la distribution régionale des différents types d’élevage, touche de près à la question de la spécialisation des agricultures anciennes (cf. thème évoqué précédemment). L’expérience tirée de l’étude de quelques comptabilités montre que l’observation rigoureuse des mouvements du bétail (les bovins essentiellement) sur une exploitation permet de faire apparaître différents types d’élevage :

  • la vente de veaux femelles et l’achat de veaux mâles destinés à produire des bœufs à faire travailler ou à engraisser permet de faire apparaître une spécialisation vers les jeunes mâles en cours d’engraissement. Ceci permet d’identifier un élevage orienté vers la production de bœufs destinés à travailler ou à être engraissés ;

  •  la vente de génisses prêtes à vêler montre la volonté de faire des profits réguliers chaque année ;

  • la vente très rapide des veaux montre à l’évidence un élevage plus pauvre que celui qui se dirige vers l’engraissement. Il s’agit ici à la fois de disposer le plus rapidement possible d’un petit profit en argent (le prix du veau) et aussi de profiter le plus rapidement possible du lait des vaches pour la nourriture de la famille ou la vente de beurre ;

  • l’échange d’animaux en cours d’engraissement pour des animaux un peu plus jeunes et de moindre coût montre la volonté de répartir les profits de l’engraissement sur plusieurs années ;

  • le choix de ne pas conserver de taureaux sur l’exploitation mais d’utiliser chaque année de très jeunes mâles qui sont ensuite rapidement transformés en bœufs montre que les agriculteurs n’ont pas encore accepté l’idée que le choix du mâle est déterminant pour faire évoluer la race. Au contraire, avoir un taureau sur l’exploitation montre que l’agriculteur est convaincu que c’est par lui que passe l’amélioration de la race ; cela correspond aussi à un exploitant assez aisé pour pouvoir nourrir toute l’année un animal qui ne sert qu’à la reproduction ;

D’autres pratiques pourront évidemment être mises en évidence, relatives aux bovins mais aussi aux ovins et aux chevaux. La question qui se pose est de savoir ce qui prime dans les économies anciennes pour définir ces différents types d’élevage : les conditions naturelles qui sont évidemment plus contraignantes dans une économie où la technique est légère, mais aussi le contexte économique : appel des marchés, mais aussi niveau économique des agriculteurs contraints de pratiquer des spéculations rapides ou capable d’attendre plus longtemps un bénéfice plus important ? Il semble bien que la répartition géographique des différents types d’élevage soit largement brouillée par les différences de statut économique des agriculteurs.

D’autres questions plus précises seront également abordées :

  • 1- comment s’organise la reproduction des animaux (reproduction naturelle « sauvage » ou orientée, vente et achat de jeunes animaux…)

  • 2- comment se fait la gestion du troupeau au cours de l’année (vente avant l’hiver ou hivernage de tous les animaux) et au cours du cycle de vie des bêtes

  • 3- comment sont financés les achats d’animaux ?

  • 4- quelle place les animaux représentent dans la fortune des agriculteurs

  • 5- comment sont vendus les animaux ? Par quels intermédiaires ?

  • 6- quel profit les animaux rapportent aux agriculteurs ? On voit que ces questions touchent par beaucoup de point à celle de la spécialisation agricole dont elles constituent un aspect non négligeable.

  • 7- que peut-on savoir du travail effectué par les animaux (durée, part du cheptel concerné) ?

Des questions de conjoncture seront également abordées : comment fonctionne la crise en matière d’élevage et comment en sort-on ?

Toutes ces questions étant abordées également pour le XIXe siècle et pour le début du XXe siècle, la question de la modernisation des agricultures anciennes sera au centre de nos préoccupations.

Paysannerie, Responsable Nadine Vivier

Jusqu'au XVIIIe siècle, l’État avait coutume de se préoccuper des populations rurales et d'intervenir en raison de deux motivations essentielles : maintenir l'ordre et exiger des hommes pour la guerre, des vivres pour les l'approvisionnement de la ville et des troupes, et de l'argent pour le Trésor royal. La paysannerie ne ressentait réellement  le poids de la tutelle étatique que par périodes. A partir du XVIIIe siècle, les choses changent. Contestant la théorie mercantiliste, les économistes commencent à voir dans l'agriculture la richesse fondamentale d'un pays. Boisguilbert et Cantillon en sont les précurseurs, Quesnay et les physiocrates lui donnent une grande audience à partir de 1754.

La volonté de développer la richesse nationale et le bien être des populations conduisent tout naturellement le pouvoir à intervenir, de façon constante maintenant, pour augmenter la production agricole dans un premier temps. Peu à peu, la croyance dans le progrès pour tous, le souci du bien être croissant des populations, pousseront les dirigeants à s’intéresser aux paysans eux mêmes. On voit alors  poindre et s’amplifier les directives qui prennent en compte les conditions de vie morales  et matérielles, d’autant que s'ajoutent d’autres motifs d’intervention, comme les soucis sanitaires et le désir d'obtenir des produits plus sains (normes de construction pour éviter les incendies, d’hygiène pour améliorer la qualité de l’eau et prévenir les maladies…).

Une autre composante essentielle entre en ligne de compte dans l'action gouvernementale à partir de la fin du XVIIIe siècle : la population rurale est une clientèle électorale à se concilier. Souci encore d'arrière plan jusqu'en 1848 où le suffrage censitaire laisse la représentation des masses paysannes aux notables, et où seules les émeutes sont à craindre ; mais préoccupation de plus en plus importante à partir de 1848 et de la pratique constante du suffrage universel.

Ces recherches centrées sur la paysannerie s’organiseront autour de trois thèmes : l’intervention de l’État, la construction d’un modèle rural européen, l’expression politique des paysans.

Etat et paysans, Coordination Nadine Vivier

La magistrale étude de Pierre Barral, "Les agrariens français de Méline à Pisani" (FNSP-A.Colin, 1968), se consacre essentiellement la période 1880-1960 et met l'accent sur les agrariens, les acteurs du monde agricole et leur affrontement à la société industrielle. Il étudie « le dialogue entrecoupé de violence, entre la volonté des paysans et les actes des autorités publiques ». Depuis lors, de nombreuses études partielles ont été menées dans cette optique, et elles portent surtout sur le XXe siècle.

Le but de la recherche proposée ici est d'envisager les relations entre l’État et les paysans dans une optique un peu différente, en équilibrant mieux les deux points de vue, ceux de l’État et ceux des paysans, en focalisant sur l'interaction entre les mesures prises et leur impact. Il faudra mettre l'accent sur le XIXe siècle, nettement moins connu, sans pour autant négliger le XXe siècle. Bien sûr, tous les aspects de ce sujet ne peuvent être envisagés, et certains seront délibérément laissés de côté, tels la politique fiscale touchant la propriété foncière, la lutte des paysans contre le pouvoir, etc..  Trois pistes de recherche seront privilégiées car elles correspondent à des projets nouveaux qu'il serait important d'amplifier et de coordonner au sein d'une équipe.

1. La gendarmerie, bras armé de l’État, est présente dans les campagnes. Les comportements à son égard sont un élément central pour la compréhension des paysanneries.  Ce premier thème  figure ici plus comme rappel que comme thème de recherche propre, car il est piloté par le service historique de la gendarmerie nationale et l’université de Paris-IV, autour de Jean-Noël Luc. Toutefois, la collaboration avec les équipes travaillant sur la gendarmerie et la société nationale de l’histoire et du patrimoine de la gendarmerie en cours de création, nous permettra de développer un pan très important de ces relations État-paysans.  Nous voulons privilégier l’étude du difficile apprentissage du respect de l’État par les populations rurales. Les rébellions envers  la gendarmerie évoluent à travers le XIXe siècle, à des rythmes très différents selon les régions françaises. C’est ce que s’attache à démontrer Aurélien Lignereux, (thèse en cours sous la codirection de Jean Noël Luc et Nadine Vivier).

2. L'intervention de l’État dans la production et la gestion des exploitations par la formation des acteurs de l'agriculture.

A travers les deux siècles et demi, de 1750 à nos jours, cette intervention a pris diverses formes, que nous voulons toutes aborder, par des recherches historiques pour les actions du XIXe siècle, et par des enquêtes de terrains menées par les sociologues pour le temps présent.

La création des sociétés d'agriculture, des comices, et les organes de réflexion au niveau national, le conseil général de l'agriculture et les inspecteurs généraux de l'agriculture.

Le rôle joué par les sociétés d’agriculture est au cœur de l’un des axes actuels de recherche du laboratoire d’histoire anthropologique du Mans (Lhamans) qui se penche sur les relais culturels. Les études en cours doivent aboutir à la publication d’un ouvrage centré sur les sociétés savantes.

La création des professeurs départementaux d'agriculture. La base de données que Thérèse Charmasson élabore devrait être achevée et exploitée pour apprécier le rôle joué par ces professeurs dans la diffusion des techniques agricoles et leur rôle dans la création des syndicats agricoles (où ils relaient  le pouvoir républicain).

L'enseignement agricole : fermes-écoles, écoles d'agriculture, enseignement agricole à l'école primaire ; exemple pratique donné par les exploitations de la Couronne.

Sur ce sujet, la recherche a été amorcée depuis quelques années par une équipe animée par Michel Boulet, avec Thérèse Charmasson, Anne-Marie Lelorrain et Nadine Vivier2. Bien que le sujet soit loin d’être épuisé pour la France, il est souhaitable d’orienter la recherche vers une dimension comparatiste, en particulier avec les pays européens voisins : l’Allemagne, la Suisse

Pour prendre toute sa dimension, ce sujet doit aussi comporter une réflexion sur la situation actuelle. L’observatoire de la vie étudiante de l’université du Maine (l’OVEUM) lance un programme sur « l’observation et l’analyse des entrants et des sortants du système scolaire, leurs conditions de vie et d’insertion professionnelle ». Tous les parcours scolaires et professionnels sont analysés, et parmi eux, ceux de l’enseignement agricole. Sans négliger la dynamique d’échanges et de mobilité avec l’extérieur (national et international), l’échelle régionale est cependant privilégiée. L’offre de formation concernant l’agriculture et les industries agro-alimentaires est une composante très importante dans l’Ouest, sur laquelle nous comptons travailler activement. Pour ce programme, les principaux partenaires actifs sont : Servet Ertul, sociologue, directeur de l’OVEUM, Erika Flahaut, sociologue, Rodolphe Dodier, géographe et Nadine Vivier, historienne. Le but est la production et la publication des résultats d’investigations et d’enquêtes sur le terrain

Sur ce thème de la formation des acteurs de l’agriculture, et plus généralement de la volonté de l’Administration d’imposer à la paysannerie des normes économiques, voire même morales, les principales questions posées sont :  Quelles mesures ont été prises ? Quels ont été les relais de diffusion? Quel fut leur impact et leur efficacité ? Quel fut l'accueil que leur ont réservé les paysans ? Pour répondre à ces questions sont lancés des travaux personnels des chercheurs et des étudiants de master. Au terme de quatre ans de travail, pourra être envisagée l’organisation d’un colloque international, dans la lignée de ceux de Dijon, mais cette fois, il serait résolument tourné vers une comparaison avec les pays voisins d’Europe occidentale, en particulier l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, et des pays d’Europe centrale, la Pologne, la Roumanie.

3. la politique douanière sur les produits agricoles

Celle-ci n'est réellement bien connue que pour la période depuis 1958, et à partir des tarifs Méline mais dans ses grandes lignes seulement. On peut encore s'interroger de façon plus approfondie sur la genèse de ces idées3 . La période  allant de 1760 à 1880 est encore mal connue et riche de perspectives comme l'a montré la rencontre organisée à l'Académie d'Agriculture de France le 10 mars 2004 sur le sujet "protectionnisme et développement" en matière de production céréalière4. La volonté des physiocrates  d’instaurer le libre échange des produits agricoles entre les années 1760 et 1788 suscite des remous. Ce courant  reste très puissant à la fin de l’Empire et fait équilibre au néo-colbertisme qui oriente la France vers l’industrialisation et s’impose encore comme la clef d’une stabilisation de la société après les luttes sociales de la Révolution. Le retournement des prix, la baisse de la rente foncière à partir de 1819 ainsi que l’exemple des « corn laws » en Angleterre poussent les propriétaires à rejoindre le camp des manufacturiers pour former un puissant bloc prohibitionniste. Le comportement du monde agricole en est profondément affecté puisqu’on assiste au recul de l’option libérale et à la naissance d’un « nationalisme » de grands propriétaires au sein du monde des notables.

Des études comparatives avec les autres pays étrangers avec lesquels se faisaient les échanges commerciaux sont évidemment indispensables, en particulier avec l’Angleterre, la Belgique et les Pays-Bas, avec l’Allemagne, c’est-à-dire nos principaux partenaires. Et dans ces pays, commencent aussi à voir le jour des études sur ce thème5. Ce thème doit aboutir dans un premier temps, à la publication d’articles.

b)  La construction d’un modèle rural européen. Coordination Gilbert Noël.

L’affirmation récente, par l’Union européenne, de principes communautaires tels ceux de la cohésion économique et sociale, du développement rural durable, et la perspective de l’élaboration d’un modèle agricole et rural européen, traduisent une démarche identitaire pour organiser l’avenir de l’Europe verte. Les Etats membres de cette Union élargie à l’Europe orientale s’efforcent, avec le concours des agriculteurs et des forces vives du monde rural, de concilier une logique agricole sectorielle et une logique d’intérêt général pour revitaliser les campagnes. Cette démarche qui, depuis une décennie, met l’accent sur le développement rural, celui des territoires, et sur la solidarité, sur une meilleure adéquation entre les activités de production de l’agriculture et les attentes de la société, semble visionnaire à certains et archaïque à d’autres.

Pour mesurer la portée réelle du mouvement en cours, il convient de sortir d’une approche « européenne » restrictive, dans l’espace (celui de la communauté agricole européenne) et dans le temps (celui de la construction européenne de la seconde moitié du 20ème siècle) au profit d’une approche paneuropéenne sur le long terme. Comme le souligne W. Rösener dans son ouvrage « Les paysans dans l’histoire de l’Europe », Paris, Le Seuil, 1994, page 27, « L’analyse historique de l’évolution de la paysannerie européenne ouvre ainsi des perspectives pour maîtriser la complexité des problèmes actuels ».

L’objectif est de dégager l’origine et les modalités d’une « communautarisation » qui commence à se dessiner dès la crise agricole de la fin du 19ème siècle et dont l’ancrage remonte à l’entre-deux-guerres. Il s’agit également de comparer la nature et les moyens de la relation entre les paysans et l’Etat dans les différents pays européens. la France sert de pivot pour ces analyses comparatives, avec le souci de déterminer le rôle de la France dans la définition des positions européennes.

Trois axes de recherche peuvent être privilégiés en raison de leur complémentarité avec les thèmes du projet déjà évoqués pour la France et pour tenter de déterminer les voies et le contenu du processus qui a conduit à imaginer un modèle rural européen.

1. L’amélioration de la condition paysanne et de la vie dans les campagnes est une préoccupation partagée par les pouvoirs publics et par les « défenseurs » de l’agriculture et du monde rural de nombreux pays européens au moins à partir de la fin du 19ème siècle. Le progrès n’est pas conçu de manière limitée, au seul profit du monde agricole ; c’est l’économie rurale dans son ensemble qui est concernée. L'analyse comparative doit permettre de faire ressortir des orientations et priorités communes ou les divergences, avec le souci de mesurer les évolutions et les références retenues comme facteurs de rapprochement communautaire. Dans un premier temps,  la période 1880-1940  est à privilégier car elle englobe la Grande Europe. Le travail peut être mené à partir de sources internationales qui donnent la perspective européenne. Il s’agit des travaux des congrès internationaux d’agriculture qui n’ont pas encore donné lieu à des recherches approfondies et de ceux des organisations internationales de cette période qui traitent des questions agricoles et rurales, en particulier l’Institut international d’agriculture. Sous cet axe, on peut focaliser les études portant sur des thèmes comme l’enseignement agricole, la vulgarisation, la condition de la femme à la campagne, l’organisation professionnelle, par exemple.

2. Les fondements du processus de la formation d’une communauté agricole européenne à vocation commerciale sont à rechercher dans la période de l'entre-deux-guerres. La réflexion doit privilégier l’examen de l’influence des organisations (groupes de pression et/ou d’intérêts) sur les autorités nationales et internationales qui ont un pouvoir de décision et sur leur participation à l’élaboration d’une stratégie communautaire pour le secteur agricole. La période à retenir ne saurait être le temps de la PAC qui offre une vision réduite pour un système particulier d’organisation internationale. Une approche séculaire est préférable pour montrer selon quels principes et sous quelles formes ont été envisagées et réalisées les actions communautaires agricoles et rurales sur un niveau régional européen. Pour la seconde moitié du 20ème siècle, la relation Etat/monde agricole devrait être analysée en considération d’une logique particulière qui combine l’intérêt national et l’intérêt européen en s’appuyant sur un fonctionnement institutionnel spécifique pour le secteur agricole.

3. Le concept du « modèle agricole européen » de l’Union européenne traduit, à première vue, des préoccupations stratégiques pour assurer une certaine pérennité du système de soutien et de protection de l’agriculture européenne face à la concurrence des pays tiers. Cette vision doit être soumise à une analyse historique pour établir sa pertinence comme élément structurant de l’Europe verte. L’étude peut être centrée sur certains thèmes comme ceux de « l’exploitation familiale », la protection et le soutien du « paysan/agriculteur/entrepreneur », le développement rural. L’objectif est de s'interroger sur l’existence d’un modèle rural européen, sur sa validité pour la « revitalisation des campagnes » et pour répondre aux attentes de la société. L’intérêt d’une étude de cette question est d’autant plus justifié que l’éternelle réforme de la PAC achoppe sur les questions socio-structurelles et plus particulièrement sur le rôle de la paysannerie dans une Grande Europe qui se construit sur le principe de l’acquis communautaire défini par l’Union européenne.

c) L’expression politique des paysans, Coordination Jean-Pierre Jessenne

L'analyse de la politique au village a été largement influencée par quelques schémas simples largement façonnés autour de quelques représentations fortes de la place des paysans dans la société et l’Etat en France : unité paysanne, « localisme » et communautarisme déterminants pour les engagements collectifs, oscillation des comportements entre la passivité soumise aux autorités établies – des seigneurs aux notables, des clercs aux techniciens agricoles - et la flambée de révoltes inorganisées, tardive intégration aux dynamiques politiques nationales. Depuis les années 1980, des travaux dispersés et quelques rencontres6 ont montré le schématisme de cette vision qui souffre d’au moins trois faiblesses: l’absence de mise  en relation de la diversité sociale des paysanneries avec les attitudes politiques ; la primauté des logiques binaires dans l’appréciation des comportements (révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, républicain ou non, etc.) ; un vision unilinéaire de l’évolution, où la politisation est essentiellement définie en fonction des schémas de la vie politique du 20e siècle.

Pour autant les révisions n’ont pas donné lieu à une recherche méthodique sur les étapes de l’évolution, les manifestions, les facteurs essentiels et les éventuelles singularités de l’expression politique paysanne. C’est cette opération que nous souhaitons favoriser en conjuguant les efforts de plusieurs groupes de recherches et en faisant tomber les barrières académiques qui contribuent à créer des biais dans les interprétations, notamment dans l’appréciation des rythmes de l’évolution entre XVIIIe et vingtième siècles. Trois directions d’études seront ainsi envisagées.

       1) Un préalable au renouvellement et à l’approfondissement de cette recherche sur le rapport au politique nous semble être la réflexion sur les effets et les enjeux politiques des catégories d’analyse de la société rurale (utilisation de la synecdoque « paysannerie », stéréotypes attachés au village, à la communauté, références au corporatisme, etc. ). Cette démarche donnera lieu en particulier à des recherches communes avec l’équipe historienne de l’Université de Lille III qui projette une opération de recherche intitulée « Histoire et sciences sociale :  la fabrique des catégories », dans laquelle il s’agit de discuter ensemble ce moment de l’analyse dans lequel le chercheur s’efforce d’appréhender les conséquences impensées des catégories qu’il met en oeuvre dans son travail ; cette démarche nous semble valoir particulièrement pour l’histoire rurale, très encombrée de fausses idées simples. La réflexion devrait notamment donner lieu à des séminaires communs.     

       2) La seconde démarche, dépassant une conception uniquement nationale de la politique, portera sur les articulations entre les manifestations et les niveaux différenciés de l'engagement dans les affaires publiques. Elle s’attachera d’abord à poursuivre les travaux sur l’exercice du pouvoir local en rapport avec les spécificités qu’impriment à la vie publique l’appartenance à une collectivité villageoise. Elle inclura  la reconstitution des enjeux, notamment économiques, qui sous-tendent les luttes pour le pouvoir et des ressorts multiformes, souvent masqués, de celui-ci: relations de dépendance, valeur symbolique de la communauté, besoin pour elle de s'identifier à certains de ses membres d'excellence. Au travers de ces approches, nous nous efforcerons au fond de discerner et de relativiser l’existence et les aléas d’une expression politique paysanne spécifique à la fois en portant notre attention sur des enjeux très concrets (la fiscalité et les finances locales, la voirie communale et l'entretien des cours d'eau, l'exercice de la police…) et en observant l’évolution des attitudes et des demandes à l’égard de l’Etat. Une des opérations prioritaires pourrait être l’organisation d’une rencontre sur « Les politiques des municipalités rurales de 1790 à 1914 » avec pour objectif le réexamen du schéma classique de l’apolitisme de la vie municipale villageoise et des liaisons avec la naissance du syndicalisme paysan.   

       3) Dans une perspective classique mais jusqu’à présent marquée du saut du fractionnement en des études par brèves séquences chronologiques, nous favoriserons les rapprochements de travaux sur le vote rural, des élections de la fin de l‘Ancien Régime et du début de la Révolution jusqu’aux   pratiques du suffrage universel au XXe siècle. Le but serait de dégager une éventuelle  géographie électorale rurale dans la durée en repérant à la fois les césures attendues (1790, 1792, 1848, 1875…etc.) et les inflexions moins liées à des césures nationales connues. A partir de travaux et d’essais plus ou moins récents (P. Barral, M. Vovelle, P. Jones, etc.), l’entreprise suppose une profonde réflexion méthodologique  sur les indicateurs utilisables, sur les unités territoriales de l’analyse et sur les comparaisons pertinentes. L’objectif serait la réalisation d’une forme d’atlas des comportements politiques ruraux.

Dynamiques sociales, Responsable Jean Duma

L’histoire sociale du monde rural constitue un pan important du patrimoine historiographique français. Il n’est pas utile de rappeler l’abondante production qui, depuis Beauvais et le Beauvaisis au XVIIe siècle, l’ouvrage fondateur de Pierre Goubert, constitue un des points forts de la tradition historique française. Cette production se caractérise par une très grande diversité dans ses méthodes d’approche – avec le recours à l’histoire sérielle comme à l’approche monographique – ou dans ses objets d’étude - une région ou des unités d’exploitation ou un/ou des groupes sociaux. Dans tous les cas la plupart des études effectuées ont manifesté une aspiration à une histoire totale ayant vocation à insérer l’objet d’étude choisi dans un tout plus global.

Elle a été marquée par des débats rudes, reflets de discussions plus générales (le débat ordres et/ou classes) ou propres au domaine de l’histoire rurale (l’ampleur et les rythmes de la croissance) qui ont perdu aujourd’hui de leur âpreté à défaut de leur pertinence.

L’évolution de cette production historiographique - une abondance des études à partir des années 60 puis un déclin relatif de l’histoire rurale au tournant des années 80 - pourrait donner à penser que ce champ d’étude, largement défriché, n’est plus susceptible d’être à l’origine de travaux majeurs ou originaux.

Pourtant une approche sociale du monde rural reste toujours une exigence majeure. Elle passe aujourd’hui par un renouvellement des problématiques et des approches plus thématiques.

C’est pourquoi le choix a été fait de mettre l’accent sur la question des dynamiques sociales à l’œuvre dans le monde rural avec une double volonté.

Saisir l’objet social que constitue ce monde rural comme un tout dont les différentes composantes sont liées les unes aux autres et animées de dynamiques propres. Ces dynamiques résultent des interrelations qui s’établissent entre ces composantes. Le monde rural n’est pas un monde immobile même si le poids des permanences peut se révéler à l’occasion très fort. Il s’agit de se pencher sur les rythmes propres de ces dynamiques qui peuvent présenter des caractères différenciés.

Mettre l’accent sur des approches thématiques qui permettent de mieux saisir la spécificité de ces dynamiques et leurs modes de fonctionnement d’où le choix de thèmes généraux qui autorisent en outre de croiser l’apport de la démarche historienne avec celles d’autres sciences humaines, notamment des approches de type sociologique et anthropologique.

D’où le choix de privilégier les questions de la mobilité, des migrations, des stratégies matrimoniales et des réseaux sociaux qui se constituent dans ces conditions.

Cela permettra de prolonger des recherches en cours, de leur donner un nécessaire prolongement international et de mieux percevoir certains phénomènes sociaux d’exclusion comme d’intégration au sein de ces sociétés ainsi que les mutations et les évolutions que ces dernières connaissent dans la moyenne durée.

Mobilités sociales : acteurs, stratégies, manifestations, Coordination Jean Duma

La question du changement est au cœur des problématiques qui portent sur le monde rural. Pendant longtemps la question a été posée de façon fort classique à travers l’opposition structure-conjoncture ou bien autour de l’image d’un monde immobile marqué plus par les permanences et les lentes évolutions que les mutations brusques. Or cette approche mérite largement d’être mise en cause et la question des dynamiques qui caractérisent les sociétés rurales doit être revisitée.

L’approche de la mobilité sociale dans les sociétés rurales s’insère dans une réflexion plus générale sur la question de la mobilité. Elle s’insère aussi dans une réflexion plus globale sur la nature de cette société. Sans revenir sur le débat à la fois classique, ancien, en partie obsolète, mais qui conserve malgré tout une certaine pertinence, autour de la société d’ordre ou de classe et de l’existence de hiérarchies verticales ou de solidarités horizontales, on peut noter qu’un statut acquis est sujet à variation et met donc la question de la mobilité au cœur de la réflexion. C’est également rappeler une évidence que de souligner que la mobilité sociale suppose une différenciation donc l’existence de principes de classements, de catégories sociales distinguées par des frontières repérables tout en étant bien conscient que les frontières sont franchissables et les classements modifiables.

Les dynamiques sociales et la mobilité peuvent être pensées de façon verticale. Dans ce cas, une mobilité verticale implique une bipolarité de la société et deux directions opposées dans la mobilité : une ascendante et une descendante. Cela n’interdit pas, pour autant, d’aborder la question des passages horizontaux et de voir comment s’effectue dans ces conditions le passage d’un statut à un autre. Ainsi la question d’une sorte de reconversion reste posée, en voyant comment, au prix de certains investissements en partie immatériels (éducation, éventuellement psychologiques), un individu peut s’orienter vers d’autres formes d’activités qui sont devenues socialement plus attractives.

Le premier thème retenu est celui des acteurs de la mobilité. Leur étude implique, au préalable ou de façon concomitante, de poser la question de la classification retenue ou élaborée et donc de développer une réflexion de caractère méthodologique sur la question des catégories sociales. Il faut alors prendre en compte les difficultés aussi bien théoriques que matérielles, en raison de problèmes de traitement des sources, qui se manifestent.

La définition d’un groupe social peut se faire sur la base de critères socio-économiques en plaçant les différents groupes sur une échelle de prestige et de richesse. Dans ce cas, cela peut conduire à une représentation statique de la société. On peut retenir les attitudes et les relations réciproques qui s’établissent entre les groupes. On saisit alors ces groupes non par le biais d’une simple taxinomie mais par des rapports sociaux en mouvement. On se trouve alors en présence non pas d’un monde immobile et fixé mais d’un monde marqué par des mouvements et où les passages sont possibles.

Il faut également prendre en compte l’existence de grands cadres sociaux, dans lesquels s’insèrent les individus, qui autorisent leur intégration et par conséquent jouent un rôle majeur dans les processus de mobilité : la communauté, la paroisse, la seigneurie, la famille.

Cette étude globale de la stratification sociale avec la description des groupes et des rapports sociaux et l’examen des relations d’opposition ou de coopération entre les groupes doit s’accompagner d’une approche plus différenciée et voir comment une stratification générale structure les comportements individuels et comment la mobilité individuelle ou intergénérationnelle se met en place dans ce contexte.

Il faut aussi poser la question des acteurs dans sa globalité, ce qui conduit à élargir le champ d’investigation car si toute la société rurale est en cause, elle n’est pas seule en cause. Il faut prendre cette société en elle-même depuis les éléments situés au bas de la hiérarchie sociale jusqu’à son sommet en voyant la place occupée dans le processus par les élites saisies dans leur diversité, élites aussi bien paysannes que bourgeoises et nobiliaires. Mais il convient de poser également la question du rapport entre la ville et la campagne, la mobilité entre ces deux composantes n’étant pas uniquement géographique mais aussi sociale et dans les processus de promotion sociale le mouvement de va et vient entre ville et campagne doit être pris en compte.

La question de la stratégie ou des stratégies se pose à plusieurs niveaux. Il convient tout d’abord de s’interroger sur la validité de la notion, de voir à quel niveau de la réalité il convient de la mettre en œuvre : l’individu, le groupe familial ou un groupe plus important structuré autour d’autres éléments que les données familiales. Ensuite intervient un double niveau d’analyse. Il convient de distinguer ce qui ressort d’une stratégie explicite ou d’une stratégie implicite. Dans le premier cas, on a affaire à un choix volontaire effectué par un individu. Ce choix commande, avec une prise en compte du contexte dans lequel on se trouve, des actions ou des comportements particuliers pour atteindre les objectifs que l’on s’est fixé. Dans le second cas, un individu comme un groupe peuvent être concernés et la réalité est souvent plus difficile à cerner.

L’étude des manifestations de cette mobilité débouche sur la nécessaire reconstitution de parcours. Outre la question déjà évoquée de la nature des mouvements, ascendants ou descendants qui caractérisent une stratification verticale, d’autres approches sont possibles et nécessaires. La mobilité peut être individuelle et concerner un parcours singulier. Elle peut, lorsqu’elle est multigénérationnelle, porter sur un groupe familial de plus grande ampleur. La progression peut-être linéaire comme elle peut être marquée par des fluctuations. En filigrane se pose la question d’une typologie de la mobilité. La mise en évidence de parcours type ne doit cependant pas faire l’impasse sur la question de la possibilité et de la pertinence d’une telle typologie.

Sur tous ces domaines, il convient d’aborder les questions de façon globale en croisant les apports et les méthodes de l’histoire sérielle comme de la micro-histoire ou plus précisément de la microanalyse. Selon les cas, approches sérielles, microanalyses qualitatives ou quantitatif “modéré” seront privilégiés.

Ces remarques générales débouchent sur la définition d’une première série d’axes de recherche pour les prochaines années.

— Une réflexion générale sur les catégories à retenir pour mettre en place cette analyse de cette société sur la base des premières remarques esquissées précédemment.

— Une analyse des groupes.

Dans un premier temps deux, groupes seront privilégiés.

Le premier est central parmi les élites rurales. Il s’agit d’aborder la question de la noblesse rurale, sa définition et sa mesure quantitative. Sa place sera vue d’un double point de vue : son impact sur la société rurale et plus particulièrement sur la société paysanne ; sa place au sein du groupe nobiliaire lui-même et son évolution entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Il existe en effet des formes de mobilité au sein du groupe nobiliaire. Revenir sur la question de la noblesse pauvre devrait permettre notamment de mettre en évidence les mouvements ascendants mais aussi descendants qui la caractérisent, mouvements qui ne présentent ni la même intensité ni les mêmes formes tout au long de la période.

Le second groupe retenu est celui de la paysannerie intermédiaire : le haricotier du Beauvaisis ou le souhaton de l’Ile de France pris comme témoins et instruments de mesure de la mobilité au sein de la société paysanne. Dans ce cas, il sera nécessaire de développer une approche comparatiste notamment avec l’Angleterre et le cas des yeomen.

— Une analyse des parcours de mobilité.

Celle-ci fondée sur une saisie des itinéraires individuels permettra d’approfondir davantage la notion de stratégie. Les stratégies, dans un premier temps, apparaissent avant tout comme individuelles ou familiales mais la question de l’existence de stratégies collectives mérite d’être posée surtout dans les régions où la communauté paysanne a conservé une certaine vigueur.

Migrations, Coordination Joseph Goy

Même si les phénomènes migratoires intéressent de plus en plus d'historiens, soit dans le but de mesurer les mouvements des hommes, soit avec l'ambition de mieux comprendre les motivations des gens qui bougent, le chantier reste encore très ouvert et nous sommes loin d'avoir réussi à bien articuler le niveau familial, communal, micro-régional, national et international.

Certes, des travaux importants ont été conduits tant en France qu'en Suisse et au Québec dans les vingt dernières années mais nous demeurons encore assez ignorants sur la place des mouvements migratoires dans les processus d'intégration de la famille dans les marchés et dans le rôle qu'ils ont joué dans les divers types de reproduction familiale. Nous nous demandons également quel est le rôle joué par la migration dans le départ de certains enfants, dans la recherche d'activités pluriéconomiques et le processus d'accumulation financière dans le but d'augmenter la superficie des exploitants et les troupeaux.

Plusieurs axes de recherche pourraient être privilégiés :

vérification de la façon dont le processus migratoire est géré dans nos sociétés rurales ;

essayer d'appréhender comment les divers processus migratoires sont liés ou non aux marchés très proches ou proches ;

analyser de façon plus précise dans quelle mesure les migrations courtes tendent à se substituer ou non aux migrations plus longues, voire lointaines ;

tenter d'établir avec davantage de précision la nature individuelle, familiale voire communautaire de la migration, la nature familiale apparaissant assez généralement comme un élément des stratégies successorales.

Plus généralement ces recherches devraient contribuer à alimenter les débats, parfois très vifs, entre les historiens et les historiens démographes sur la balance des mouvements migratoires entre les campagnes et les villes : dissymétrie nette entre la campagne et la ville dans l'alimentation des courants migratoires ; rôle de l'offre et de la demande de travail et des différences de salaire entre les régions ; vraie prédominance des migrations internes par rapport aux migrations lointaines ; les campagnes sont-elles plutôt sédentaires ou, comme le pensent certains, très mobiles ? Dans le cas des migrations rurales internes faut-il parler de deux types principaux de sociétés : une société très mobile le long des grandes routes et des fleuves et à partir des zones montagneuses ; une micromobilité de voisinage, pas lointaine mais très largement pratiquée ? Ces points de vue font l'objet de polémiques qui ne se sont pas atténuées ces derniers temps.

Peut-être réussirons-nous en travaillant sur les sociétés montagnardes européennes, américaines du Nord et du Sud, à contribuer au renouvellement de notre perception des sociétés rurales dans le domaine de la migration ? On sait déjà, mais il faudrait l'affiner que les mouvements de population et de main-d'oeuvre jouent un rôle décisif d'abord dans les conditions de vie ou, parfois, de survie des familles et dans la gestion financière des exploitations. Ces migrations apportent, par ailleurs, des ressources complémentaires qui permettent de faire plus ou autrement. On sait qu'elles ont contribué à préserver les sociétés montagnardes des graves conséquences des crises de subsistances, à alimenter la domesticité dans les villes et à faciliter la proto-industrialisation. Il y a encore bien des mécanismes familiaux à préciser dans l'utilisation des ressources rapportées par les migrants proches mais quelquefois lointains. L'argent apporté rentre-t-il dans les ressources familiales et permet-il, comme on l'a vu ici ou là, de racheter des parcelles, d'acheter de l'outillage et du bétail supplémentaire, d'aider au financement des dots des sœurs ou au désintéressement d'un ou de frères, au remboursement des dettes, au paiement de l'impôt etc. ?

Pour y voir plus clair, des travaux monographiques seront nécessaires mais aussi le dépouillement de travaux anciens rassemblés en rapports par les sociétés leplaysiennes et des enquêtes officielles ; la vérification, pour les montagnes, des hypothèses de Bourdieu, Postel-Vinay, Rosental et Suwa-Eisenmann sur les migrations et transmissions intergénérationnelles dans la France du XIXe-XXe siècle. Enfin, il paraît nécessaire de travailler davantage sur les femmes dans les sociétés montagnardes qui, en général, facilitent la migration hivernale ou parfois printanières et estivale des homme en se transformant en chef d'exploitation et en utilisant de la main d'œuvre salariée.

Une réunion internationale qui pourrait se tenir dans un avenir proche permettra de mettre toutes ces recherches en perspective et d’activer le débat autour de la mobilité des hommes à l’échelle européenne en mettant en avant les continuités et aussi les discontinuités dans la longue durée.

Stratégies matrimoniales et réseaux sociaux : le contrat de mariage, Coordination Gérard Béaur

On sait que dans les sociétés d’Ancien Régime le contrat de mariage représente un moment-clé du cycle familial. Dans les sociétés de type inégalitaire, c’est-à-dire une bonne partie de la moitié méridionale de la France, il s’agit même de l’acte qui commande tout le reste : le choix de l’héritier (ou de l’héritière) d’un côté, la fixation de la dot de l’épouse (ou de l’époux)  de l’autre, donc les conditions d’établissement des successeurs, et de là le sort des cadets. C’est alors que la destinée de toute la phratrie en même temps que la survie de l’exploitation se trouve scellées. En revanche, en système de partage égalitaire, c’est-à-dire dans la plus grande partie de la France septentrionale, le contrat de mariage ne remplit plus la même fonction. Il ne fixe pas les rôles et ne dit rien de la personne qui succédera au chef de famille. Il détermine encore moins un héritier préférentiel. Son utilité est autre : déterminer les apports de chacun des conjoints à la communauté, préserver les intérêts du survivant après le décès de l’un des époux, anticiper le sort de l’épouse en cas de veuvage.

Tel est le cadre théorique dans lequel doit d’insérer cette pratique. On se propose d’étudier la fonction du contrat de mariage, et de mesurer la place qu’il tient dans les calculs patrimoniaux des familles ou des époux. On cherchera à déterminer le degré de sélection qu’il opère entre les ménages, c’est-à-dire à repérer les choix qui sous-tendent la décision de signer ou de ne pas signer un tel contrat, et à définir les paramètres qui commandent le choix de l’une ou de l’autre option offerte aux mariés. Des questions essentielles seront ainsi posées :

Les premières tournent autour du degré de généralisation de la pratique du contrat de mariage. Quelle proportion de la population a recours à ce type de contrat et comment évolue ce taux au cours du 18° siècle ? Quelles catégories sociales concluent un contrat de mariage et quelles catégories négligent d’en passer un ?

Les secondes touchent à la migration et à l’insertion des conjoints. Existe-t-il un rapport entre l’origine géographique des conjoints et la signature (ou l’absence de signature) d’un contrat ? Quels facteurs sociaux accentuent ou atténuent les décalages éventuellement observés ?

Les troisièmes tiennent au rapport ville/campagne. Quels écarts mesure-t-on dans la pratique du contrat aussi bien que dans le niveau des apports ? Quel est le degré de dissemblance et de similitude pour des familles issues de milieux théoriquement analogues ?

Les quatrièmes accompagnent les thématiques liées au « genre » et à un dimorphisme sexuel dont il s’agit d’apprécier la réalité. Quelle place tiennent les phénomènes d’hypergamie ou d’hypogamie (ou d’endogamie) dans les stratégies matrimoniales ?

Les cinquièmes se portent vers les liens intergénérationnels et la transmission des pratiques. Quels rapports existent-ils entre les choix arrêtés par les parents et une génération plus tard par leurs enfants en matière de droit matrimonial ?

Les sixièmes concernent les inégalités au sein de la phratrie. Comment s’arbitre le niveau des apports accordés aux enfants. Quelles variables exercent une influence : le rang de naissance ? le sexe ? Comment s’équilibre la volonté de n’avantager aucun des descendants et le souci d’attribuer une part qui soit fonction de la condition sociale du partenaire ?

Il s’agit de confronter expériences et résultats au niveau national, puisque comme on vient de la rappeler il existe des attitudes différentes et une place inégale pour ce type de contrats, et au niveau international puisqu’on n’a guère tenté de mettre en parallèle ces types de comportements juridiques. On partira de l’exemple des campagnes autour de Chartres qui est actuellement en cours d’analyse dans le cadre d’un appel d’offre sur les aspects patrimoniaux et matrimoniaux. Au cours d’un « workshop » qui se tiendra dans deux ans, on s’efforcera de comparer les données accumulées dans certaines zones (on pense à la région de Vernon, à celle de Meaux, à celle de Toulouse, au Perche…) et de conduire des comparaisons au niveau international (avec le réseau Corn, qui regroupe des chercheurs des pays riverains de la Mer du Nord, avec lequel l’équipe entretient des rapports scientifiques réguliers… ou avec les chercheurs allemands ou espagnols qui travaillent sur cette question) et de faire appel à des anthropologues, des économistes ou des sociologues. Plusieurs sessions de travail pourraient être organisés pour harmoniser méthodes et problématiques et pour discuter des résultats obtenus.

II. Enquêtes

Pour un recensement des comptabilités agricoles en France à l’époque moderne, Annie Antoine et Jean-Michel Chevet

Les comptabilités agricoles ont déjà été mises à profit, parfois avec un grand bonheur, par quelques historiens du monde rural. Cependant, le recours à ces sources reste ponctuel et exceptionnel et, de plus, relève le plus souvent des hasards documentaires. Exploitées d'une manière systématique, ces sources peuvent apporter des réponses à des questions que l'historiographie se pose et sont également susceptibles de permettre de résoudre certaines apories. Leur utilisation permettra aussi probablement la formulation de nouvelles questions qui viendront, en retour, enrichir les champs de l'histoire rurale.

Si l'exemple anglais nous montre le retard pris par l'historiographie française en cette matière, il nous montre aussi tout l'intérêt qu'il y a à entreprendre un tel recensement. Une étude anglaise recense environ 1136 comptabilités de fermiers réparties inégalement entre 1700 et 1835. Le seul catalogue de l'université de Reading en recense 136 entre 1700 et 1835 et 672 entre 1835 et le milieu du XXe siècle (Turner. M. E., Beckett J. V. and Afton B., "Taking stock : Farmers, Farm Records, and Agricultural Output in England, 1700-1850", The Agricultural History Review, 1966, vol. 44, n° 1, p. 21-34). Avec le temps, ces comptabilités deviennent donc, au moins en Angleterre, de plus en plus nombreuses.

Dans un premier temps, il nous semble nécessaire d'effectuer le recensement, le plus exhaustif que possible, des diverses comptabilités qui subsistent en France dans les divers dépôts d'archives, voire chez les particuliers. Une enquête semblable sera menée en Espagne de manière à alimenter le versant comparatif de cette recherche

1- Où les chercher ?

Aux archives nationales

Aux archives nationales, tout d'abord, où l'on peut espérer en trouver quelques-unes dans les séries S et T, pour l'époque moderne. Le plus souvent, ces comptabilités concernent des métairies. Parfois, elles peuvent avoir été tenues pour des fermes, pour des périodes de courte durée et durant des conjonctures bien particulières, quand l'exploitation est en faire-valoir-direct. Dans la série AP des archives nationales - cf. par exemple le chartrier de Castries - il est aussi possible de trouver, pour l'époque moderne comme pour l'époque contemporaine, les documents que nous cherchons. Les fonds de cette série comportent en outre des comptabilités de certains domaines, en particulier celle du domaine proche qui était en faire-valoir-direct.

Aux archives départementales

C'est dans ces fonds que les comptabilités doivent être les plus nombreuses. D'abord dans les séries E et H (G ?), papiers de familles, qui est l'équivalent des séries S et T des archives nationales. Il nous semble qu'on en trouvera surtout dans la série J, qui couvre les époques moderne et l'époque contemporaine. Un examen de cette série doit permettre de recenser des comptabilités pour les zones géographiques les plus diverses, rendant possible l'étude de différents systèmes agricoles.

Aux archives communales

Les archives communales possèdent aussi parfois ce type de papiers de familles quoique d'une manière moins systématique que les archives départementales. Pour Bordeaux, par exemple, ces comptabilités concernent essentiellement la viticulture mais pas exclusivement. Elles sont entrées aux archives grâce aux dépôts des négociants. Les archives des Hospices de Beaune en sont un autre exemple.

Chez les particuliers

Certains particuliers, d'origine noble ou non, possèdent parfois des comptabilités agricoles. Bien évidemment, il n'est pas possible en ce qui les concerne de nous livrer à une enquête exhaustive. Par contre, ponctuellement, lorsqu'il nous est possible de les localiser et surtout d’y avoir accès, nous ferons l'inventaire de ces documents.

2- Comment procéder ?

Pour la France cette enquête sera coordonnée par A. Antoine et J.-M. Chevet ; en Espagne par M.-T. Perez-Picazo. Elle s’appuiera dans les deux pays sur un petit nombre de chercheurs répartis dans plusieurs régions afin d’obtenir une documentation géographiquement bien répartie. Pour l’Espagne, ce groupe sera composé de 10 à 12 chercheurs dont la moitié peut déjà présenter quelques résultats en ce domaine. Pour la France, des collègues universitaires nous servirons de relais.

Pour la partie française de l’enquête, nous nous proposons également d'effectuer une enquête postale auprès des services d'archives nationales, départementales et communales afin de recenser les diverses comptabilités existantes. Cette même enquête sera menée auprès de certaines familles, d'origine noble ou non lorsque nous aurons localisé l'existence de ces documents que les propriétaires de châteaux se transmettent parfois depuis l’époque moderne. Là aussi, nous espérons obtenir l'appui des services d'archives. Un inventaire de l'ensemble de ces sources, même incomplet, serait un instrument d'une grande utilité pour la communauté des historiens ruralistes.

Enfin, toujours pour la partie française de l’enquête, nous sommes en contact avec le GDR (dirigé par François-Joseph Ruggiu, professeur d’histoire moderne, université de Bordeaux 3) qui effectue depuis deux ans maintenant la recension des écrits du for privé en France entre les XVIe et XIXe siècles. Une partie des documents que ce groupe rencontre dans sa recherche dans les fonds des archives nationales et départementale sont identifiés comme des « comptes ». Ces documents n’intéressent pas ce groupe qui a bien volontiers accepté de nous en communiquer les références. Il s’agira probablement le plus souvent de comptes domestiques, mais on y trouvera aussi très certainement des comptabilités agricoles.

3- Quels types de comptabilités ?

Les comptabilités agricoles, comme tous les documents privés, ne sont pas stéréotypés. Il n’est donc pas possible de les définir probablement par leur forme et leur contenu. Pour la période moderne, ces sources sont souvent très proches des livres de raison et elles ne permettent pas de saisir l'ensemble des opérations comptables. Au cours du XIXe siècle, grâce à l'utilisation de la comptabilité analytique, elles vont devenir de plus en plus précises (comptes pour chaque poste). Ces comptabilités peuvent être celles d’une ou de plusieurs exploitations isolées ; elles peuvent aussi concerner des domaines entiers, que ce soit au XVIIIe ou au XIXe siècle. Leur intérêt varie en  fonction de plusieurs facteurs :

l’application que le propriétaire a mis à les rédiger et la précision des informations qu’il a fournies ;

  • la nature du bail dont dépend en grande partie l’intérêt que le propriétaire prend à la gestion de sa terre. Les régions de baux à métayage (partage par moitié des profits et des investissements) offrent d’excellentes possibilités d’information. Mais des régions de fermage la durée sur laquelle portent ces documents.

Tous les types de comptabilités seront recensés. Sans renoncer d’avance à mettre au jour des comptabilités tenues par des exploitants, nous sommes conscients que nous rencontrerons surtout et peut-être même exclusivement des comptabilités tenues par des propriétaires. Il est probable que les plus fréquentes seront celles qui portent sur des exploitations isolées dont elles donnent à la fois les revenus et la répartition annuelle de l’activité.

Les comptabilités de domaines entiers ne seront pas négligées (même si elles sont moins précises sur les activités agricoles proprement dites) car elles permettent de saisir certaines charges et certains profits des propriétaires qui n’apparaissent que difficilement dans les simples comptabilités agricoles.

Les comptabilités plus ou moins fictives faites par des propriétaires, des agronomes, tous théoriciens plus que praticiens, seront également utilisées car elles livrent à la fois des informations d’ordre technique sur l’agriculture et un discours sur la modernisation agricole.

Dans certains cas, et particulièrement pour l’Espagne, des testaments et des inventaires après décès pourront être également utilisés.

4- L’exploitation de cette source

Cette enquête sur les comptabilités agricoles devrait permettre d’appliquer les méthodes de la micro-analyse à diverses thématiques de l’histoire rurale de façon à contribuer à leur renouvellement :

la question de la spécialisation des exploitations agricoles : au niveau national et régional existe-t-il une spécialisation entre les diverses exploitations ? Dans une région donnée, toutes les exploitations se livrent-elles à la même activité - l'embouche, par exemple en Normandie ? Les exploitants font-ils appel à de nouvelles cultures (maïs dans l'Aquitaine, sarrasin en Bretagne) ? Quelle est alors leur diffusion ? de tout ceci les comptabilités rendent compte ;

  • la production et la productivité ;

  • les assolements : certaines comptabilités permettent d'étudier l'assolement et de dresser des tableaux de la succession des cultures parcelle par parcelle. Cela montrera si ont  existé réellement des formes pures d'assolement biennal, si l'on est passé du biennal au triennal ou si l'on a sauté directement du biennal à des formes plus complexes d'assolement ;

  • la commercialisation des produits et les stratégies des agriculteurs ;

  • l'élevage et les produits de l'élevage : c'est dans les comptabilités, à partir du XIXe siècle selon toute vraisemblance, qu'il est possible d'obtenir des données chiffrées (ventes des animaux, production laitière par vache, œufs) de l'élevage. Grâce à ces données, il sera donc possible, selon les régions, de mesurer quelle est la part de la céréaliculture et celle de l'élevage ;

  • l'emploi : pour certaines régions, apparemment celles de fermage, les comptabilités permettent d'appréhender l'emploi agricole. Il est de plus possible de connaître sa saisonnalité ainsi que le volume de l'emploi pour les femmes, les enfants et les hommes ;

  • les revenus des agriculteurs et l'efficacité des différents types d'exploitations. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive car les comptabilités agricoles pour les périodes pré-statistiques, sont toujours des documents uniques dont la richesse tient en partie au fait que des questions imprévues peuvent y être traitées. Néanmoins, dans le cadre de ce GDR, l’utilisation des comptabilités agricoles alimentera essentiellement les travaux thématiques de trois axes de recherche : la productivité des exploitations, la spécialisation dans les agricultures anciennes, l’élevage. Il est fort probable que seules certaines des comptabilités qui seront mises à jour dans le cadre de cette enquête seront utilisées par les membres du groupe. Par contre, toutes les références collectées seront consignées dans un CDRom qui pourra être utile à beaucoup d’autres chercheurs.

Les systèmes de location de la terre d’après les baux de fermage, Mathieu Marraud et Gérard Béaur

L'enregistrement des baux, actes soumis au contrôle, répond à partir du début du XVIIIème siècle à une volonté fiscale. Les tables qui en résultent sont produites par des centres d'enregistrement, ou "bureaux", dans le ressort desquels les notaires déposent au greffe les actes qu'ils ont rédigés. Tout contrat de bail passé auprès d'un notaire du bureau, quel que soit l'emplacement du bien concerné, sera donc mentionné sur les tables.

Les registres conservés aux Archives Départementales d'Eure-et-Loir, concernant le bureau de Chartres (la ville, les trente paroisses avoisinantes et bien au-delà), comptent une série exploitable couvrant la période 1748-1785, soit 38 années, et comptent environ 39 000 enregistrements (dont le tiers est déjà saisi informatiquement). Ceux-ci ne concernent que les baux laïcs, et excluent par conséquent ceux produits par les institutions religieuses (chapitres, couvents, collèges...) touchant les biens de mainmorte.

Notes

Notes

1 Travaux réalisés sur les comptabilités agricoles : Les comptes ordinaires de Pierre Duchemin du Tertre, marchand de toile et seigneur dans la première moitié du xviiie siècle, Mayenne, 1998, Société d’Archéologie et d’Histoire de la Mayenne, 248 p. « Les bovins du Bas-Maine, un modèle économique pour les campagnes de l’Ouest ? (1720-1820) », Histoire et Sociétés Rurales,  n° 4, 2e semestre 1995, p. 105-136. « Une petite exploitation agricole au milieu du xviiie siècle : la closerie de la Pagerie » (c. Arquenay, dép. de la Mayenne), L'Oribus, n° 40, janvier 1996, p. 3-19. « Entre macro et micro : les comptabilités agricoles du xviiie siècle », dans : Productivité et Croissance agricole », Histoire et Mesure, volume xv, numéro 3-4, p. 247-270. « La circulation de l’argent en pays de métayage », dans : L’Argent des campagnes. Échanges, monnaie, crédit dans la France rurale d’Ancien Régime, Philippe Minard et Denis Woronoff, (dir.), Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France, 2003, p. 9-40.
2. M. Boulet, A-M. Lelorrain et N. Vivier, Le printemps de l’enseignement agricole, Educagri, 1998 ; N. Vivier, "Le Maine face à l'enseignement agricole au XIXe siècle", in Les gens de l'Ouest. Contribution à l'histoire des cultures provinciales, ouvrage collectif, LHAMANS, Université du Maine, 2001, p. 429-458. M. Boulet (dir.), Les enjeux de la formation des acteurs de l’agriculture, 1760-1945, educagri, 2000 (actes du colloque de Dijon, 1999) ; M. Boulet (dir.), La formation des acteurs de l’agriculture ; continuités et ruptures, 1945-1985, (colloque de Dijon, 2001), educagri, 2003. M. Boulet et N. Stephan, L’enseignement agricole en Europe, L’Harmattan, 2003.
3 Voir l’article de Soo-Yun Chun, « "Amis de l’agriculture " ou comment rallier les campagnes à la République, 1870-1892 », Histoire et Sociétés rurales, n°20, 2e semestre 2003.
4 Interventions qui montrent les perspectives de recherche de Loïc Charles sur la politique céréalière des physiocrates, de Francis Démier sur les néo-physiocrates et néo-colbertistes sous la Restauration et de François Sigaut sur le tournant des années 1880.
5 Par exemple, Rita Aldendorf-Hübinger, Agrarpolitik und Protectionismus. Deutschland und Frankreich in Vergleich, 1879-1914, Göttingen, 2002.
6 Nous songeons par exemple aux colloques de Rennes de 1993 et 1995 ( L’histoire rurale en France ; Pouvoir local et Révolution, la frontière intérieure) ou à celui de Rome de 2000 (La politisation des campagnes au XIXe siècle), à l’article de Gilles PECOUT, "La politisation des paysans au XIXe siècle", Histoire et sociétés rurales, N°2, 2e semestre 1994, P.91-125.
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